La Vallée Bernard Minier

Par Dominique de Poucques - 4 août 2020

Bernard Minier est un homme heureux au moment de cet entretien, son dernier roman connaissant un franc succès dès sa parution. Malgré les craintes dues à la sortie progressive du confinement, les lecteurs sont au rendez-vous. Ce nouvel opus voit le commandant de la Police Judiciaire Martin Servaz enquêter sur un meurtre sordide dans une vallée des Pyrénées littéralement coupée du monde par un éboulis. Le roman est noir à plus d’un titre. D’abord parce que c’est le genre que l’auteur affectionne, et qu’il nous livre ici un véritable thriller, peu adapté aux âmes sensibles. Mais aussi parce qu’il peint le portrait sans concessions d’une société contemporaine hyper violente. Aucun thème d’actualité n’est laissé de côté. Pour autant, on n’a pas le sentiment que le romancier se contente de cocher des cases en abordant ces différents thèmes. Qu’il les analyse ou les révèle en filigrane de l’enquête, l’effet est réussi : la lecture achevée, on a assurément matière à réflexion. Son super flic est un personnage profondément humain, lucide, mais pas désabusé, évoluant dans une époque à laquelle il n’est pas complètement adapté. Ce nouvel épisode ravira ses lecteurs, avec à la clé des retrouvailles et une abondance de références aux précédents épisodes.


 

ENTRETIEN

« La vallée » est un roman sombre. Pas seulement parce que le thriller est votre genre de prédilection, mais aussi parce que vous dépeignez une société sombre, avec de très nombreux travers. Hélas, vous n’inventez rien. Les nombreux thèmes que vous abordez sont réellement les côtés dysfonctionnels du monde dans lequel nous vivons. C’est un constat terrible, non ?

Oui, c’est vrai, et c’est du reste pour ça que je le fais. Je ne conçois pas que des romans ne parlent pas de la situation dans laquelle se trouve la société, ni de l’époque dans laquelle nous vivons. Je pense que la fiction n’autorise pas tout, qu’un auteur a une responsabilité par rapport à ses lecteurs, qui est celle de savoir un minimum de quoi il parle. En France, juste avant cette crise sanitaire, on a connu une crise de grande ampleur, qui a modifié le paysage politique et social, qui apparaît en toile de fond dans le roman. Je ne peux pas ne pas en parler si je veux situer une intrigue en France au XXI ème siècle. C’est aussi le propre du polar de montrer la société dans laquelle on vit et tout ce qui la menace. Le polar scandinave, par exemple, le fait très bien en montrant l’envers du décor de ce qu’on appelle le « paradis suédois ».

Votre critique de notre monde est dure, et lucide. Pourtant il y a de l’espoir dans les paroles de votre personnage flic. Est-ce que cet espoir est le vôtre ? Qu’est ce qui d’après vous, nous apportera le changement ?

Oui, il y a une note d’espoir. Même si ça ne transparaît pas toujours dans mes romans, je suis quelqu’un d’assez optimiste, et je crois que chaque crise est l’occasion d’une remise en question et d’un nouveau départ. Mais en réalité j’ai terminé ce roman cet hiver ; depuis, cette crise sanitaire est passée par là, et nous amène une crise sociale encore plus grande, donc aujourd’hui je suis très inquiet, et sans doute un peu plus pessimiste. Malgré cela, mon personnage fétiche, Martin Servaz, a maintenant une compagne, et on sent qu’elle lui apporte beaucoup de choses. Il a aussi un fils, ce qui est évidemment positif. Cette vallée qui est coupée du monde finit par s’ouvrir, et certains personnages, bien qu’ayant un avenir compromis, peuvent prétendre à une reconstruction. Le philosophe Walter Benjamin disait : « Chaque époque rêve la suivante. Il faut accompagner le rêve pour qu’il ne devienne pas un cauchemar. » C’est là que nous en sommes.

Le moins que l’on puisse dire est que vous êtes conscient du monde qui nous entoure. Mais on sent aussi en vous lisant que vous êtes dérangé par le côté hyperconnecté de la société. Dans votre métier est ce qu’on peut se passer de ces moyens de communication, ou est-ce un mal nécessaire ?

Hélas non, on ne peut pas s’en passer. Je suis sur Facebook, sur Instagram et suis Twitter, quasiment à mon corps défendant. J’aime beaucoup le contact avec les lecteurs, mais plutôt le contact physique, direct, dans les festivals et les salons. Malheureusement aujourd’hui, étant donné la situation, c’est compromis pour un certain temps. C’est vrai qu’avec les réseaux sociaux j’ai plus de mal. Olivier Bureau, du Parisien, a qualifié la semaine passée le personnage de Servaz d’«anti-héros technophobe toujours sur le fil du rasoir». La formule est parfaite, j’aurais aimé la trouver moi-même. Et c’est vrai que moi aussi, je suis technophobe. J’ai une vraie méfiance envers les réseaux sociaux et leurs travers, et en même temps je me sers des moteurs de recherche bien sûr, ça me fait gagner beaucoup de temps. Même si je ne m’arrête jamais à ce que je trouve sur Internet, parce qu’on y trouve autant de faux que de vrai. J’ai connu une époque sans internet, sans téléphone portable, sans tous ces outils, et je les regarde avec beaucoup de recul.

En la décrivant, vous dénoncez une société hyper violente : abus sexuel, violence conjugale, drogue, appel à la révolte, haine du flic, syndrome post-traumatique, misogynie font partie des thèmes que vous abordez. Dans le même temps, vous vous servez de la violence, vous la mettez en scène à son paroxysme, en inventant des crimes épouvantables. Face à cela, on peut se demander comment un écrivain devient auteur de thrillers, pourquoi c’est ce genre qu’il choisit.

C’est presque un hasard. J’écris depuis que j’ai 10 ans. Je ne sais pas d’ailleurs pourquoi j’ai publié si tard : j’avais quasiment 50 ans quand j’ai envoyé mon premier texte à un éditeur. Mais le thriller est un exercice de style. J’ai voulu écrire dans ce genre parce que ça me paraissait amusant. Ce n’était pas forcément ce que je lisais. Quand j’avais 15 ans je lisais de la science-fiction, à 20 ans c’était Kafka et Dostoïevsky, je suis en fait arrivé au polar très tard. J’ai voulu voir si j’étais capable d’écrire dans ce genre. Et je ne voulais pas écrire quelque chose qui ressemblait à Agatha Christie, ça ne m’intéressait pas, je voulais dire des choses sur l’époque dans laquelle on vit. Donc il n’y a pas que du thriller dans mes romans, parce que ce n’est pas de là que je viens.

Avoir des personnages récurrents, une enquête à ficeler, c’est une contrainte ou au contraire, une aide ?

C’est une contrainte, mais qui peut être très créative. Le plus grand théâtre français a été le théâtre classique qui imposait la règle des trois unités ; pareil pour le siècle d’or en Espagne. J’essaie de respecter scrupuleusement les codes du genre, dans un cadre rassurant, mais aussi très stimulant, qui me permet de rajouter beaucoup de choses personnelles. C’est un socle solide sur lequel on construit la maison dont on a envie. Sans cette contrainte, la liberté peut être vertigineuse.

Comment construit-on une telle histoire ? Qu’avez-vous déjà en tête au moment de l’écriture, que rajoutez-vous en cours de route ?

Au moment où j’entame l’écriture proprement dite, j’ai déjà tout :  le début, le milieu, la fin. Mais au départ de ma réflexion, il me faut un décor, un climat, une atmosphère. Le reste vient après. Dans ce cas-ci, ce sont les Pyrénées qui se sont imposées. Je les connais bien, j’y ai grandi ; pour moi c’est un paradis. Et j’avais la première scène à l’esprit, qui est le premier meurtre. Après, c’est un puzzle : j’assemble les pièces, je rejette les mauvaises idées. Le défi chaque matin quand on se lève c’est, tout en sachant quelle scène on va écrire, pouvoir l’inventer totalement, la créer en chaque phrase et chaque détail. Cette invention constante dans le thriller, j’adore ça.

En parallèle de l’histoire, il y a la question de la place de la religion aujourd’hui. Vous abordez très discrètement l’islam, mais c’est la religion catholique que vous sondez. On a le sentiment que vous ne croyez pas en son avenir. D’ailleurs votre prêtre se tourne vers la thérapie plutôt que vers la prière. Mais vous faites la distinction entre religion et croyance. Pensez-vous malgré tout qu’il est nécessaire de croire ?

En tous cas, j’aimerais bien croire. Il n’y a jamais eu autant de croyances qu’à notre époque. Les religions sont peut-être en perte de vitesse, mais certains croient que la Terre est plate, d’autres croient en la théorie du complot, c’est très étonnant. C’est un besoin pour beaucoup. La religion, elle, est une croyance institutionnalisée. Malraux disait au siècle précédent que « le XXIème siècle serait religieux ou ne serait pas ». Il ne s’est pas trompé. L’islam semble être la religion la plus à même de se développer.

Dans ce roman, Martin Servaz est entouré de femmes. Ce sont des personnages forts, que ce soit par leur personnalité, ou par le métier qu’elles exercent. Et il les respecte. C’est votre pierre à l’édifice du féminisme ?

J’ai toujours mis en avant des personnages féminins forts. Dans « Glacé », mon premier roman, j’avais déjà inversé le duo classique homme/femme : Irène Ziegler était la plus pugnace, c’était elle qui prenait les choses en main, qui conduisait l’hélicoptère, alors que Servaz était plutôt un modérateur, un frein. Il a le vertige, il a peur de la vitesse. Ce n’était pas vraiment une volonté, ça s’est fait de manière assez peu délibérée. Je m’amuse beaucoup avec les personnages féminins qui l’entourent. Celui de la mairesse, par exemple, m’a paru intéressant. Il y a aujourd’hui pas mal de femmes élues qui gèrent leurs administrés d’une manière formidable. Et dans « N’éteins pas la lumière », il y a une animatrice de radio et une spationaute, qui ont une place importante ; Servaz est là aussi un peu à l’écart.

Mis à part le côté technophobe, qu’y a-t-il de vous chez Martin Servaz ?

Contrairement à Flaubert qui disait : « Madame Bovary, c’est moi », je ne suis pas Martin Servaz. Mais je lui ai donné certains traits de mon caractère : sa manière de regarder ce siècle avec une certaine distance, parce qu’il est né dans le précédent ; la stupeur avec laquelle il avance dans son époque, aussi. Sa difficulté à être père, je l’aie connue. Pour le reste, il est une création provenant de beaucoup de personnes différentes. Ce qui m’intéresse, c’est observer la vie réelle, m’approcher d’une certaine vérité humaine. La littérature, quelle que soit son genre, s’intéresse aux individus, aussi bien dans leur existence sociale que dans leur vie intime et secrète. C’est ce qui fait la différence entre la littérature et la philosophie ou la science, et c’est ce qui me plaît.

Avez-vous déjà en tête les prochaines aventures de votre duo de choc ?

Je ne l’ai pas seulement en tête, je l’ai déjà bien entamé. Le fait d’avoir été confiné m’a donné beaucoup de temps : les festivals et les salons ayant été annulés, j’ai préféré écrire plutôt que regarder la télévision, ce que je trouvais assez anxiogène. Je pense ne pas avoir été le seul ; il va sans doute y avoir pléthore de textes dans les maisons d’édition à la rentrée.

Parution le 20 mai 2020
548 pages

Retrouvez ce roman sur le site de l’éditeur XO Editions

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