Monsieur Sénégal Antoine Rault

Par Dominique de Poucques - 15 janvier 2023

Amadou Lo fait partie de ces 200.000 Africains enrôlés de force dans l’armée française pour combattre entre 1914 et 1918. Quand arrive enfin la démobilisation, le médecin-major dont il était l’aide de camp décide pourtant que le temps n’est pas encore venu pour Amadou de rentrer dans sa Guinée natale. Il fait de lui son chauffeur, l’obligeant ainsi à découvrir la société civile française, évoluant dans un environnement rural rempli de préjugés. Entre attitudes ouvertement racistes et maladresses dictées par la bêtise ou l’ignorance, chacun se sert de lui, plus ou moins consciemment, alors qu’il tente de s’affranchir du langage et de la place qu’on lui impose. Le roman est interrompu par des écrits de l’époque : textes, chansons, publicités, qui placent cette histoire dans un contexte qui semble aujourd’hui aberrant. On s’attache sans peine au personnage d’Amadou, profondément humain ; on entre en empathie avec ceux qui se battent contre leurs démons ; on s’écœure du mépris ou de la haine des plus virulents qui le croiseront. Le ton est juste, l’histoire prégnante, l’écriture impeccable. On tourne la dernière page avec l’espoir que l’auteur veut bien réinstiller en nous à travers Amadou.

ENTRETIEN

  • Votre roman aborde les thèmes du colonialisme, du racisme, du féminisme, de l’homosexualité. L’histoire se situe il y a un siècle, pourtant ces thèmes sont encore tristement d’actualité. C’est la raison pour laquelle vous la racontez ?

J’ai voulu, sans poser de jugement, comprendre comment le regard qu’on porte sur l’autre est construit par la société, la culture, le milieu dans lequel on vit. Suivant ce qu’on reçoit, on est plus ou moins capable de penser par soi-même mais on est aussi fait par le milieu dans lequel on évolue. Je trouve cette thématique actuelle : on voit toute une partie de la société d’Europe de l’Ouest se raccrocher aujourd’hui à une identité qui se place au sommet d’une pyramide, toutes les autres se trouvant dessous. J’ai aussi été inspiré par le récit de Lucie Couturier « Des inconnus chez moi », lu il y a une vingtaine d’années. C’était une grande bourgeoise française, peintre (qui a d’ailleurs peint le portrait choisi pour la couverture du roman), installée à St Raphaël pendant la guerre, à côté d’un campement de tirailleurs sénégalais. Ils arrivaient d’Afrique pour être envoyés dans les tranchées. Peu habitués au froid, ils y tombaient malades. On les emmenait alors dans le Sud dans un de ces campements pour les remettre sur pied. Lucie Couturier avait au départ les mêmes préjugés que tout le monde, mais après en avoir rencontré quelques-uns, elle s’est rendu compte qu’ils avaient le désir d’apprendre le français et d’échapper au « parler petit nègre » que l’armée française leur inculquait. Ce langage n’avait rien de spontané de leur part, l’armée en avait même fait un manuel, qui le codifiait. Cela compliquait finalement la communication puisque cela nécessitait de s’exprimer sans conjugaison, pluriel ou féminin. Cette dame a donné des cours de français à ces soldats et ça a totalement changé son regard. Elle les a alors considérés comme des égaux et est devenue totalement anticolonialiste.

  • C’est elle qui vous a inspiré le personnage de Louise ?

En partie, pour le côté artistique, mais j’en ai fait un personnage plus ambigu, moins généreux que l’était Lucie Couturier. Louise se sert d’Amadou pour exister à travers son art.

  • Justement, à l’exception de deux d’entre eux, que vous éliminez rapidement du récit, tous les personnages qu’Amadou rencontre se servent de lui. Même ceux qui sont bienveillants, parce qu’ils trouvent leur compte dans cette relation. Il n’y aurait pas de générosité véritable ?

C’est vrai : il n’y a qu’Hélène, qui le voit avec l’innocence de ses yeux d’enfant, et son oncle, fracassé par la guerre, ce qui remet en question tout son système de valeurs, qui ont une relation véritablement honnête avec lui. L’être humain est complexe. Une forme d’altruisme est certainement souvent motivée par le besoin d’être reconnu. En tant que romancier et en tant qu’homme, je m’intéresse à cette complexité. La générosité véritable serait toujours anonyme et passerait avant un intérêt propre. Dans le roman par exemple, le personnage du médecin est double : c’est le désir qu’il a pour Amadou qui le pousse à agir, jusqu’au moment où il doit soigner ses blessures. Là c’est le médecin en lui qui reprend son rôle avec altruisme.

  • Parce qu’ils sont d’actualité, ces sujets sont difficiles à traiter. Il vous a été difficile de trouver l’équilibre, le ton juste ?

C’est tout le travail du romancier. Il s’agit de rentrer dans la peau du personnage. Amadou est d’un autre temps, d’une autre culture. Se mettre dans sa peau était risqué. On m’a parfois dit que je risquais d’être accusé d’appropriation culturelle. Je ne vois pas pourquoi : je peux me mettre dans la peau d’un amnésique de guerre ou d’une femme sans que cela pose problème, même si je ne suis ni l’un ni l’autre. Le personnage d’Amadou est curieux, c’est une forme d’intelligence qui lui permet d’avancer. Il se pose beaucoup de questions, et j’ai restitué cette réflexion (qu’il a forcément en peul, sa langue d’origine, donc sans barrières) basée sur sa culture musulmane, de superstition, de berger. Son regard change au cours de l’histoire.

  • En France et en Belgique on a entamé une « décolonisation de l’espace public ». Pensez-vous que ce soit souhaitable ?

Je pense que le travail historique est important. Comprendre comment la pensée se forme dans un contexte donné, à une époque donnée, est essentiel.  L’impérialisme, comme toute action de pouvoir liée à la force, est un fléau. C’est un moteur qui conduit à penser que parce qu’on en a la force, on peut imposer à un pays sa domination. C’est la racine de la colonisation. L’Europe de l’Ouest tout entière est passée par là et aujourd’hui, l’idée de « Grande Hongrie » de Viktor Orbàn n’en est pas éloignée. Il s’agit toujours d’imposer sa « grandeur culturelle » à d’autres. La question cruciale est celle de la contextualisation. Il faut rappeler que cette violence a existé à un moment. Aujourd’hui, on déboulonne les statues dans les pays baltes. On peut le comprendre, parce qu’elles symbolisent la domination de l’Empire soviétique. Par contre, garder une statue de Staline dans un musée, en contextualisant les événements, me semble intéressant. Diffuser des centaines de milliers d’exemplaires de « Mein Kampf » en tant qu’outil de propagande est inadmissible, mais le rééditer avec une préface explicative sert à comprendre un pan de l’histoire.

  • Lorsqu’Amadou rentre chez lui, on se demande finalement si tout a changé, ou si au contraire rien n’a changé. Dans un premier temps, il ne se sent pas chez lui, il a perdu des proches, on le regarde comme un étranger. Mais très vite, ce qu’il a fait, vécu, ne compte pas pour ceux restés au pays.

Amadou a quitté sa Guinée natale, il est allé dans les tranchées vivre cet événement invraisemblable qu’est la guerre. Il a, à la fois, la chance et la souffrance de celui qui quitte son pays. Il a l’expérience de l’Autre, qui l’a enrichi et l’a fait souffrir. Et dans son pays, cette expérience est indicible. La vie a continué sans lui. Il a perdu sa mère, sa femme. Certains de ces tirailleurs ont sombré à leur retour. J’ai voulu faire d’Amadou, avec la curiosité qui le caractérise, un personnage qui pourrait rebondir pour s’adapter, voyager ou même devenir un des futurs décolonisateurs, puisque c’est déjà dans les années 20 qu’émerge l’idée du processus de décolonisation. Il n’est pas impossible que je revienne un jour sur cette histoire et ce personnage.

Parution le 28 août 2022
432 pages

Retrouvez ce roman aux Editions Plon

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