Peine des faunes Annie Lulu

Par Dominique de Poucques - 17 octobre 2022

Annie Lulu tient toutes ses promesses avec ce deuxième roman riche, profond, fascinant. Sur fond de conscience féministe et écologique, l’auteure nous plonge au sein d’une famille tanzanienne qui donne naissance depuis des générations à des femmes fortes et avides de liberté. Toutes, sauf une, Margaret, qui refuse de croire que « les femmes sont des vapeurs de volcan » et laissera toute sa vie les hommes décider pour elle. D’abord son père, puis un mari qu’elle n’a pas choisi. Sa mère Nyanya, qui l’a pourtant mise en garde, n’a d’autre choix que de la regarder s’étioler.

D’une écriture solide, sans faille, poétique, la narration se construit d’étirements en ellipses autour de quatre générations entre la Tanzanie et l’Écosse, en passant par Paris et Londres. À mi-parcours, le roman devient dystopique, disséquant les travers d’une société aveugle, coincée entre la peur et l’espoir d’une vie meilleure, incapable de distinguer l’accessoire de l’essentiel, divisée en deux moitiés tout aussi violentes au nom de causes opposées.

ENTRETIEN

  • Votre premier roman était en partie basée sur votre propre histoire, vos origines. On retrouve dans celui-ci la thématique de la maternité, et vous y ajoutez des thèmes de société très actuels : la dimension écologique, et le féminisme. Comment cette histoire et ces personnages vous sont-ils parvenus ?

J’ai commencé à écrire cette histoire tout de suite après avoir terminé le manuscrit de « La mer noire dans les grands lacs », bien avant de savoir que je serais publiée. J’ai tout de suite ressenti la nécessité d’écrire celui-ci. C’est le personnage de Jina qui m’est apparu le premier. Mais j’avais beaucoup de difficultés à démarrer avec elle. Son expérience traumatique a fait d’elle une personne d’une aigreur terrible, et en même temps d’une lucidité absolue. Pour pouvoir avancer, il me manquait un émerveillement, un enchantement dont ce personnage n’est pas capable. J’ai alors dû apprendre à réparer, à proposer à ce personnage d’exister autrement. En protégeant sa petite sœur par exemple. Ensuite je n’ai pas voulu être enfermée avec la voix d’une femme qui raconte. J’ai choisi d’autres procédés narratifs permettant une action plus soutenue que dans mon précédent roman. « Peine des faunes » est une proposition romanesque, le résultat de l’épreuve passée en apprenant une nouvelle façon de faire, d’écrire les dialogues, etc. J’ai essayé de travailler sur l’oralité.

  • Il est question de nombreuses femmes dans votre livre. Aujourd’hui, peut-on être une femme écrivain et ne pas avoir un discours féministe ?

Oui, c’est possible et je le ferai d’ailleurs dans mes prochains romans. Par contre il est urgent de le faire, d’écrire à partir de notre lieu. La littérature l’a très peu fait. C’est aujourd’hui je crois un signe d’honnêteté, d’intégrité dans la démarche littéraire de la part des femmes et il est remarquable. Bien sûr la littérature est un lieu universel dans lequel on peut se plonger dans l’altérité totale. Flaubert a pu écrire Madame Bovary. Mais la plupart du temps ce sont les hommes qui l’ont fait dans l’histoire littéraire. Le plus souvent lorsque les hommes écrivent sur les femmes, ils en font des personnages en souffrance, en exil. Leurs textes peuvent être très beaux mais je constate qu’il n’y est jamais question de réparation. Ils n’envisagent pas la trajectoire d’une femme qui ne souffre pas. Mon roman inverse la tendance. Il parle de transmission de femmes vers les hommes.

  • Le situer en partie dans un futur proche, pour en faire une dystopie, était incontournable ?

Mais nous vivons aujourd’hui dans une dystopie bien pire que celle du roman ! Nous savons que les activités de notre espèce affectent directement le climat. Pourtant nous nous permettons de vivre la même vie que lorsque nous ne savions pas. L’idée que dans notre société il y aura une fracture entre ceux qui sont favorables à l’exploitation animale et ceux qui ont conscience que c’est un des ressorts par lesquels le climat se dérègle —indépendamment de la question de la condition animale elle-même — est incontournable. Il n’y a pas de problème à prélever dans la nature ce dont on a besoin. Un mammifère peut chasser et tuer pour se nourrir. Cela n’est pas la question du roman. Il s’agit d’un rapport au monde, à l’altérité, dans la manière automatisée de transgresser le corps de l’autre. Le problème n’est pas de manger un steak. Mais notre société n’a plus conscience de ce que c’est qu’un morceau de viande. C’est devenu un objet pour l’humain qui, lui, est devenu seul sujet. Même si c’est le fruit de l’humanisme, mettre l’homme (masculin) au centre du monde mène aujourd’hui à une impasse, une problématique de survie. Les femmes dans le roman posent la question de la similitude entre cette violence et celle qui existe dans les rapports homme/femme. C’est une proposition de réflexion éthique.

  • Les femmes du roman sont fortes, dures, même. Nyanya, personnage central, intrigue par sa dureté à l’égard de ses enfants. Pourquoi ne parvient-elle pas à nommer sa dernière fille ?

Parce qu’elle en a marre ! Elle a trop d’enfants. On peut être une excellente mère et en avoir marre, et on doit pouvoir l’exprimer. Pourtant c’est socialement peu accepté. Cette dureté provient sans doute aussi de l’expérience physique qu’est l’accouchement. Il fait partie du processus qui conduit à la joie de voir et d’accompagner un enfant qui grandit. Mais c’est avant tout des larmes et du sang !

  • Maggie fait office d’exception dans cette lignée de femmes fortes. Qu’est-ce qui lui manque ?

Il lui manque « la force morale des femmes qui ne goûtent pas le sang ». C’est ce que dit sa grand-mère. C’est le fil un peu magique que l’on suit dans ce roman et qui confère des pouvoirs aux personnages. Leurs attributs dépendent de ce qu’ils mangent ou non, des endroits dans lesquels ils vivent, etc. Il y a cette idée que le fait d’avoir été en contact avec la violence, sous la forme d’un morceau de cadavre, va venir corrompre l’intégrité morale de la famille. C’est le point de vue de la matriarche, qui a des pouvoirs de l’ordre du fantastique. La faiblesse de Maggie est de n’avoir pas écouté ce que lui disait sa mère, mais bien d’avoir vu ce qu’elle faisait. C’était deux choses différentes. Il existe une transmission par l’exemple, par le non-dit et l’expérience est plus forte que la parole.

  • Vous n’êtes pas tendre avec les hommes. Mais c’est finalement un homme de la lignée qui sauve la famille.

On ne peut pas avoir un regard manichéen sur la condition féminine et l’oppression des femmes. Cependant la plupart du temps ce sont les hommes qui tuent les femmes et pas le contraire. Ce que les femmes de mon roman disent, c’est que le vivant est affecté par les comportements violents des hommes. Elles disent aussi qu’elles sont en partie responsables puisqu’elles élèvent ces hommes. C’est toute cette façon de fonctionner ensemble qui est déréglée. Le personnage de Nyanya voit sa fille être maltraitée par son mari bien avant d’être assassinée et ne fait rien pour l’arrêter. Une de ses petites-filles dira plus tard : « On a tous laissé mourir ma mère ». Il y a une conscience de la responsabilité de ces personnages féminins par rapport à la condition de la femme et par rapport à son avenir. J’ai voulu apporter de la complexité à cette question et ne jamais m’enfermer dans un carcan idéologique. Il y a une urgence absolue pour changer de paradigme culturel par rapport à la condition féminine dans nos sociétés. En 2022 des femmes se font encore tuer par leur conjoint. Qu’est-ce que ça dit de nous, les femmes ? Que ne comprenons-nous pas devoir changer en tant que collectivité ? « Peine des faunes » vient faire une proposition qui n’est pas politique, mais humaine. Il y a une expérience singulière individuelle de la violence, de la souffrance, et la réparation est possible. Cela nécessite un changement radical, qui peut se faire sur plusieurs générations, et qui implique une transmission des femmes vers les hommes futurs. C’est ce que font les femmes dans le roman, même si elles le font de manière maladroite, et avec un sentiment de vengeance. Tout le monde finit par retrouver sa propre humanité une fois que la transmission a eu lieu.

  • Avoir donné naissance à un fils a-t-il changé votre vision du monde, et votre écriture ?

Il est arrivé à la fin du processus, mais durant les derniers mois d’écriture, il y a certainement eu une influence, due au fait de vivre cette transformation extraordinaire du corps et de l’esprit. Ça a probablement affecté certaines parties du texte, de façon lumineuse, c’est-à-dire dans le besoin d’avoir une lumière future, une note d’espoir.

  • Vous avez des origines congolaises mais c’est en Tanzanie que vous situez votre histoire.

C’est la région des grands lacs, une zone swahiliphone. Il y a une culture spécifique dans cette région, qui est une culture du brassage. Les populations ont été en contact les unes avec les autres très tôt dans l’Histoire, autour du 10ème siècle, d’abord avec le passage des marchands arabes, puis les échanges avec l’Inde et plus tard avec la Chine ; c’est une part du continent qui par la culture Swahili a véritablement tout mélangé. Ça me parle et c’est ce que j’essaie de faire en littérature. C’est la culture de mon père.

Parution le 25 août 2022
320 pages

Retrouvez ce roman chez l’éditeur Julliard

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