Traverser la foule Dorothée Caratini

Par Dominique de Poucques - 24 septembre 2021

Ç’aurait pu être seulement l’histoire d’un couple, belle dans sa banalité. « Ils se sont aimés tout de suite, sans faire de difficultés […] ils avaient vieilli, ils avaient aimé, ils avaient pleuré. Puis, un peu écorchés, ils avaient vu plus loin que leur coeur abîmé. Pressés, ils l’étaient. Mais dans le calme, en respirant doucement, profondément, en marchant sans trop réfléchir. Tous les deux voulaient avancer, avec de l’espoir dans la tête et un plan bien organisé.

– Je te préviens, je suis casse-pieds et bordélique, je n’aime pas faire la cuisine, et…, avait-elle commencé.

 – Je m’en occuperai, avait-il coupé, je serai ce que tu n’es pas, tu seras ce que je ne suis pas, nous serons ensemble, nous serons de grandes personnes. »  

Ç’aurait pu bien se terminer. Mais dès la première page, l’auteure nous met face à un triste dénouement.

C’est un premier roman intense qu’a écrit dans l’urgence Dorothée Caratini. Urgence de dire l’indicible, de raconter le drame qu’elle vient de vivre. Pour pouvoir l’intégrer, pour être mieux comprise et se comprendre elle-même, pour faire face. Pour que ses enfants puissent le lire un jour. Après le choc de la perte de son compagnon, la vie se résume à combler les attentes de ses deux petites filles et empêcher son esprit de projeter pour elle l’image de ce qu’aurait pu être sa vie. L’auteure décrit en alternance des situations très concrètes de sa vie de tous les jours et des scènes surréalistes dans lesquelles ses sens sont altérés : « L’impression dérangeante d’être écrasée par le monde devenant physique, elle a levé la tête et a été doucement étonnée de voir que les bâtiments avaient grandi. » Certaines sont étonnamment poétiques : « À l’intérieur de mon corps vit une petite femme, minuscule, qui me ressemble trait pour trait. Elle porte parfois ceux de ma jeunesse, avec des larmes le long des joues et les yeux flous, elle a parfois le regard perçant d’une femme avisée, plus souvent le regard lointain et fatigué. […] À chaque peur, chaque angoisse, douleur ou chagrin, la petite dame creuse. […] Elle arrache la terre du cœur. »

Elle s’adresse par moments au disparu, imaginant « cet avenir qui ne verra jamais le jour », puis revenant les pieds sur terre : « Je vais faire sans toi, tant pis, garçon, il y aura des diplômes, des examens médicaux, des histoires le soir et des pique-niques quand même. »

Le style est particulier, vif, libérateur. Si le sujet peut effrayer, on aurait bien tort de se priver de cette découverte. Dorothée Caratini ne réserve au lecteur aucune mauvaise surprise : elle donne le ton dès la première page. Derrière la brutalité de l’événement décrit se cache surtout la sincérité de l’auteure. À la fermeture du livre, on retient la force vitale, l’amour, la lumière.

ENTRETIEN

          Il y a une intensité dans votre livre qui laisse deviner l’urgence, tant sur la forme que sur le fond. Aviez-vous consciente d’être une écrivaine avant de vivre ce drame ?

Je n’avais pas conscience de l’être mais j’en avais très envie. C’est un vieux rêve de petite fille. J’ai grandi entourée de livres, et depuis que j’ai commencé à lire, j’ai toujours eu cette envie-là. Finalement, j’ai trouvé mon compte dans le journalisme. J’ai travaillé dans la presse locale, et j’y ai été très heureuse, à écrire la vie des autres. Ça s’est terminé brutalement et je suis passée à autre chose. Quand j’ai ressenti le besoin de m’exprimer, j’ai pensé que la seule chose que je savais à peu près faire, c’était écrire. Je n’ai pas énormément de pudeur et donc c’était un moyen dans cette urgence-là de demander de l’aide, d’expliquer à mon entourage ce que je ressentais. Je n’osais pas leur dire que j’avais besoin de soutien. C’était aussi une manière de le sortir de moi et de prendre de la hauteur. D’exprimer de la colère, aussi ; colère contre la situation, contre le père de mes filles, contre l’absurdité de la mort. Et la solitude ressentie. Je savais qu’elle n’était la faute de personne, et en même temps je pensais parfois qu’elle était celle de tout le monde.

          Ce choix de ne pas cacher que cette histoire était la vôtre était indispensable à votre processus de guérison, votre manière de traverser la foule ?

À partir de mon histoire j’ai voulu faire un récit littéraire qui pouvait plaire. Je voulais aussi transmettre quelque chose à mes filles, pour m’aider un jour à leur parler de ce qui s’est passé. C’était un outil pour moi, pour prendre de la hauteur, expliquer aux autres, en parler avec mes filles et également me lancer dans la littérature. Quand j’ai commencé l’écriture, c’était sur un blog. J’avais envie de partager, de faire connaître mon état d’esprit et de tester le retour. A travers les réseaux sociaux, ça a été vite lu par des personnes que je ne connaissais pas et c’est devenu une histoire moins personnelle, plus universelle. De là sont arrivées de belles rencontres, de nouveaux amis, un nouveau soutien. Et mon texte est arrivé un peu par hasard dans les bonnes mains, jusqu’à être publié. Ce qui m’était intime est alors devenu un ressenti partagé par d’autres.

          Y a -t- il des choses que vous n’avez pas écrites, par peur, par pudeur, ou pour protéger vos filles ?

Il y a des choses que j’ai transformées pour trier les informations, les émotions. Il y a ce que j’ai choisi de ne pas dire, pour le préserver du public. Il y a des éléments que j’ai gardés pour moi, parce que je ne suis sûre de rien, ou parce que ça regardait uniquement mon compagnon. Certains des dialogues sont issus de conversations avec différentes personnes, que j’ai regroupées.

          La mort de votre conjoint vous a condamnée à vivre avec des « peut-être ». Est-ce que ce livre permet de les remplacer par une ou plusieurs versions plausibles des faits, même fausses, mais qui vous permettent de mettre une fin à l’histoire, d’avancer à nouveau ?

Ça m’a permis de me poser plus de questions, mais je crois que je n’ai pas trouvé plus de réponses. Je suis moins angoissée par les questions que je me pose aujourd’hui, que ce soit à propos de l’éducation de mes filles, ou les raisons de ce qui s’est passé.  Écrire le livre, puis en parler et vivre ce nouveau quotidien tellement prenant me permet de moins me préoccuper des réponses que je n’ai pas. Ce n’est plus une telle source d’angoisse, parce qu’il y a beaucoup de belles choses à côté. Je m’accroche parfois à des toutes petites choses, des petits instants qui peuvent sauver une journée. Les questions restent et je les aborde, mais j’avance sans boulet au pied.

          La ponctuation que vous utilisez est très libre, votre style aussi. On le ressent comme une libération plus globale, comme si cela vous lestait de cet immense fardeau. Est-ce conscient ?

Oui et non. J’écris sans y faire attention, mais à la relecture je suis étonnée du résultat et je m’interroge sur ce qui est acceptable. Je ne voudrais pas que ça paraisse factice. Le reste est le travail de l’éditeur, à qui je fais confiance.

          Vous décrivez des situations surnaturelles, métaphores de votre ressenti. C’est surprenant et osé d’un point de vue narratif. Vous l’aviez planifié, ou est-ce arrivé en cours d’écriture ?

Ce n’était pas planifié mais ça provient sans doute de livres que j’ai lu depuis la disparition de mon compagnon. C’étaient surtout des histoires très éloignées du quotidien et de l’univers contemporain, qui m’évitaient d’être confrontée à des situations similaires à la mienne. J’ai relu l’Écume des Jours de Boris Vian, par exemple. Tout ça m’a inspirée. Surtout, ça traduit les impressions que j’avais à ces moments-là. La petite dame dont je parle, je la ressentais réellement et j’ai eu besoin de l’écrire en tentant d’être au plus près de la sensation physique.

          À la fin de votre livre, c’est la vie qui gagne. Était-ce l’idée de départ ou le résultat du processus d’écriture ?

Comme ce n’était pas au départ un projet de livre, je ne m’étais pas posé la question. Quand ça l’est devenu, que j’ai construit un plan, beaucoup de choses étaient déjà écrites, mais je n’avais pas la fin en tête, puisque l’écriture représentait un chemin. Je pouvais néanmoins décider quelle direction il prendrait, et j’ai voulu que l’aboutissement soit flamboyant.  

          Avez-vous envie d’écrire un nouveau roman, quelque chose qui vous est plus éloigné, plus léger peut-être ?

Oui. Très vite, j’ai commencé un nouveau roman, qui ne sera pas un récit intime. J’essaie de garder le même style, la même énergie sur un sujet différent. J’essaie de faire quelque chose de construit et d’instinctif à la fois. Je suis heureuse que l’écriture soit ancrée dans ma vie.

          Que peut-on vous souhaiter aujourd’hui ?

J’aimerais que le livre puisse être lu sans la crainte du sujet. Le deuil est un thème difficile à appréhender, j’aimerais que les lecteurs aillent au-delà, et que chacun puisse s’emparer de l’histoire, pour se dire à la fin : « ce n’est pas ce que je croyais ».

Parution le 19 août 2021
208 pages

Retrouvez ce roman sur le site Lisez! la plateforme du groupe Editis dont fait partie la maison d’édition Bouquins.

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